La patrie dans le cœur
Roula Azar Douglas
Indépendance et responsabilité
pour sauvegarder notre indépendance et la paix précaire au Liban. Tant que nous avons une vision restreinte, biaisée et incomplète de notre histoire, nous aurons une perception erronée de notre présent et donc de malheureuses influences sur notre avenir. Certains prônent l’idée que le fait d’en parler pourrait exacerber les divergences et les tensions entre communautés. Je ne suis pas d’accord. En laissant le terrain vacant, on l’expose à être envahi par d’indésirables ou de dangereux occupants. N’ayant pas de modèles pour comparer, analyser et juger, les jeunes n’auront d’autres informations que celles du leur milieu.
On a beaucoup misé sur les tables rondes des chefs politiques. Le peuple, lui, est marginalisé. Au lieu de confirmer la réconciliation nationale, il est utilisé et manipulé pour alimenter le public de tel ou tel politicien. Qu’est –ce qu’un gouvernement d’unité nationale quand les divisions au sein du peuple n’ont jamais été autant aiguillonnées ? Encourageons l’instauration d’une culture nationale permettant à nos enfants de développer une même représentation mentale de leur pays. Pour qu’adultes, ils n’aient pas besoin de recourir à des guerres civiles suivies de tables rondes (ou inversement !) pour décider du sort de leur pays. Une éducation civique est donc indispensable. Elle doit favoriser l’apprentissage de la communication, de l’acceptation de l’autre et doit édifier les bases d’une culture de la paix. La reconstruction du Liban doit être accompagnée d’une réfection du souffle national et des sentiments intercommunautaires chez les libanais en vue de l’édification d’une culture nationale. Le déni de certaines réalités nous empêche de faire des changements et de progresser. Il étouffe le Rêve Libanais et nous pousse vers un suicide collectif. En espérant arriver à une indépendance définitive des préjugés, des faussetés et de l’immaturité intellectuelle.
Roula Azar Douglas
Entre liberté d’expression et manque d’éthique
Les réponses à ces interrogations données par la scène médiatique libanaise actuelle sont déplorables. Notre problème avec l’information n’est pas récent. Nous le vivons au Liban de façon de plus en plus significative, de plus en plus choquante et de plus en plus révoltante depuis deux ans ou presque. Les derniers mois, et surtout ces derniers jours, ont été le théâtre de nombreux faits qui doivent urgemment conduire à une mise en place d’un code de déontologie auquel tout journaliste digne de ce nom doit adhérer. Le fait que certaines de ces dérives ne soient pas intentionnelles ne diminue absolument pas la gravité du méfait. Se réjouir de l’assassinat d’un député représentant du peuple peut être considéré comme criminel pour un journaliste dont la mission première est le traitement de l’information avec honnêteté et respect. Cela sans parler des nombreuses informations et enquêtes qui abondent dans nos journaux ou sur nos chaînes de télévision, et qui révèlent une érosion des exigences en matière de vérification de l’information ou le recours à des experts non pertinents ou la promotion d’idées non véridiques. Que de débats télévisés manquent de sérieux, mais surtout d’informations nouvelles, crédibles et éclairantes sur les sujets débattus ! C’est à se demander à qui sert ce fossé creusé entre les attentes du public et la qualité des informations proposées. Une commission nationale qui se préoccuperait de dresser les fondements même de la déontologie des journalistes, de leurs droits et devoirs est plus qu’indispensable, surtout dans cette période d’obscurantisme où il y a confusion entre information et promotion.
Roula AZAR DOUGLAS
Non, je n’ai rien oublié
Il y a quelques années, je pensais que mes souvenirs s’étaient estompés jusqu’à s’effacer complètement devant les jours qui passent, devant mes voyages et mes nouvelles expériences, devant mon bonheur de vivre, devant mon mariage, devant les rires de mes deux garçons.
Non, je n’ai rien oublié.
Il a suffi d’un son, d’une image, d’une odeur, d’un incident, d’un 12 juillet pour que je me rende compte que tout est là, intact. Intactes sont les images d’horreur, intacte est la peur qui me dévore de l’intérieur, intact est le dégoût face à cet aspect Mister Hyde dans chaque être humain, intact est le désespoir qui surgit sans avertissement et tente inlassablement de m’attirer au fond d’un gouffre sans fond, intact ce rejet de toute forme de violence même verbale, intacte cette phobie de toute personne en uniforme, intacte cette angoisse de la mauvaise nouvelle à chaque sonnerie du téléphone.
Non, je n’ai rien oublié.
Je me souviens d’événements que j’aurai peur de rapporter par crainte que mes enfants ne les lisent, par crainte que d’autres enfants ne les lisent. Mais, finalement, c’est pour ces enfants que je vais exorciser les démons de la guerre. C’est pour éloigner le spectre d’une nouvelle guerre civile que je vais écrire... Je me souviens de ce jour d’été, il y a plus que vingt-cinq ans, alors que j’étais encore une enfant. J’entends un bruit métallique répétitif suivi par les cris de mes sœurs cadettes, Rania et Rima. Je revis cet étrange sentiment qui m’envahit : un mélange de peur et de curiosité. Je cours au balcon de notre appartement, au premier étage d’un immeuble à Achrafieh. Et je m’arrête net. J’ai l’impression que si je tends la main, j’arriverais à toucher ce char qui s’ouvre difficilement un passage dans les ruelles de mon quartier. Tout est figé. Le temps s’est arrêté. Le sang glacé, les yeux exorbités, je regarde horrifiée, sans vraiment comprendre. Soudainement, après ce qui me semble être une éternité, je reprends contact avec la réalité. Les doigts glacés de ma mère qui me serrent le bras me font froid, j’entends sa voix durcie par l’angoisse et la peur : « Roula, rentre vite au salon ! » Ce qu’elle me dit résonne dans mes oreilles, mais ne rencontre aucun écho dans mon conscient. Mes jambes sont molles. Elle n’a d’autre choix que de me pousser vers l’intérieur. Je ne suis pas capable de discuter avec elle de ce que j’ai vu. La nuit, je n’arrive pas à m’endormir. Et malgré les murs qui séparent notre chambre de celle de mes parents, j’entends clairement une partie des propos qu’ils échangent :
– « Antoine, les filles ont tout vu ! Ces monstres ! Ces brutes ! Ces barbares ! Ils traînaient un homme sur la chaussée, derrière le tank ! Il avait les poings et les pieds liés !...
– Calme-toi Robine. Ne réveillons pas les filles. »
Je me souviens, comme si c’était hier, de la panique de mes camarades de classe à Zahret el-Ihsan quand, lors d’un cours d’histoire, une pluie d’obus s’est abattue sur Achrafieh. Je ressens ma peur et mon angoisse. Je me rappelle très bien de la frénésie des enseignants et des religieuses cherchant à mettre de l’ordre dans la ruée des élèves hors des classes et les dirigeant vers la cantine pour s’abriter. Je vois leurs visages blêmes quand ils se sont rendu compte qu’à la cantine, il y avait de grosses bonbonnes de gaz rendant l’endroit dangereux. Je vis encore ce soulagement ressenti à l’arrivée de papa. Il me serre la main très fort comme s’il a peur de me perdre. Je me rappelle du retour à la maison. Ce chemin, mille fois emprunté, mais qui, ce jour-là, semble se dilater indéfiniment...
Je me souviens des yeux confus et évasifs d’une copine, après une semaine d’absence de l’école. Je pense à l’attroupement des camarades autour d’elle, ne sachant quoi lui dire ni comment la consoler. J’entends leur chuchotement : « La pauvre, son père a été tué par l’explosion d’une voiture piégée. »
Je me souviens de longues nuits passées à l’abri, dans la pénombre et l’humidité. Je me souviens des heures interminables, accrochée au combiné du téléphone, priant pour la sécurité des proches et amis, attendant la ligne qui ne « vient » pas...
Je me souviens de mon « bizarre » réveil une certaine nuit de septembre. Je me rappelle des mots exacts pour ma sœur : « Rania, tante Ramona est morte. » Personne ne me l’avait dit, mais je le savais. Je vois encore la frustration de ma famille de ne pas pouvoir assister à l’enterrement ; Achrafieh étant assiégé. Plus tard, à plusieurs reprises, Rania et moi avons cru la rencontrer au coin d’une rue avant de nous rappeler qu’elle est « partie ». À chaque visite de condoléances, mes sœurs et moi captions des bribes de conversation des « grands » : la tasse de café turc est restée intacte sur sa table de chevet ; elle est morte dans l’abri, avec tous ses voisins ; l’abri était mal construit ; elle ne voulait pas quitter Achrafieh par crainte de perdre son emploi à la banque, elle avait 40 ans...
Je me souviens de nos fuites sous les bombes vers le port de Jounieh, des petites chaloupes empruntées dans la nuit noire, de l’échelle-corde au-dessus de la mer sombre qu’il fallait emprunter pour prendre le bateau de commerce, en pleine mer. Je me souviens des chansons militaires à la radio, des photos de jeunes martyrs aux murs de ma ville, des sirènes des corbillards mortuaires. Je me rappelle des lamentations, remplacées plus tard par des gémissements d’une voisine meurtrie par la perte de son fils de 18 ans et que nous entendions pendant des mois, chaque nuit, quand le silence se faisait dans notre quartier. Je me souviens de cette dernière image que j’ai de la guerre civile dans mon pays : je vois le trottoir devant notre immeuble, à Acharfieh, envahi par nos amis, nos proches et nos voisins ; je vois les larmes sur leurs joues ; je vois leurs gestes d’adieu et je me revois avec mes parents et mes sœurs prenant place dans ce taxi qui nous emmenait vers l’aéroport. Dans la voiture, personne n’osait prendre la parole par peur d’éclater en sanglots. C’était le 16 juin 1990 et nous fuyions vers le Canada...
Roula Azar Douglas
La vie triomphera
Dès les premiers indices de beau temps libanais , tels des oiseaux migrateurs , beaucoup sont retournés . Des mères et des pères de famille , des économistes , des enseignants , des ingénieurs , des banquiers, des coiffeurs, des étudiants . Par milliers , ils sont revenus , grands et petits ,les yeux larmoyants et le cœur battant. Ma famille et moi en faisons partie. Nos enfants grandiront au Liban.
Ces derniers mois n'ont pas été toujours faciles. Violences ,Tension , stress , peur, incertitude . Beaucoup de proches et certains amis , dès les premiers jours de notre retour , ont sonné le glas." Franchement , vous ne regrettez pas d'être retournés ? "
Sincèrement , nous ne regrettons pas. Nous avions le choix et nous avons librement opté pour le Liban .
Notre pays n'est pas une illusion. Sa constitution a coûté et coûte toujours cher en termes de martyrs , de sacrifices et de pertes de toutes sortes . Guerres , conflits , paix précaire ont marqué son histoire. Que de larmes , que de frustration , que de déception dans ce long et difficile chemin vers l'état de droit , vers le pays souverain et indépendant auquel nous aspirons tous.
Cette terre n'est pas seulement notre droit , c'est aussi notre devoir envers nos enfants . Ne l'abandonnons pas. Ne baissons pas les bras. Luttons chacun dans son domaine. Battons-nous pour la réalisation de notre rêve le plus noble , l'édification de notre pays. Inculquons à nos enfants l'amour de la Paix , du Droit et de la Liberté . Eveillons-les aux valeurs de la Démocratie , de l'Égalité , de la Tolérance et du Respect de l'autre . Ne renonçons pas à nos rêves .Et surtout ne les troquons pas contre d'autres étrangers à nos désirs. Chassons le défaitisme et la résignation de nos vies . Armons notre société de volonté , d'initiatives, d'organisations. Renforçons notre détermination , notre esprit critique et notre foi. Ne baissons pas les bras. Au bout des ténèbres , la lumière jaillira.
Roula Azar Douglas.
Matière à réflexion
Comment sortir de la grave impasse dans laquelle nous végétons ? Où trouver les solutions aux problèmes cardinaux auxquels nous sommes confrontés dans nos frêles tentatives de faire un pays de cette terre de miel et d’encens ?
Dans ma quête de réponses, je suis tombé sur bon nombre d’idées, fruits de longues réflexions de penseurs et d’écrivains, qui depuis le début des temps, se sont penchés sur la condition et la vie humaines. Comme leurs pensées reflètent la réalité de nos jours, et ce malgré les différences d’époque, de géographie, de contexte, de culture, et d’idéologie !
Ce qui suit est un échantillon de citations ô combien applicables à notre situation politique et sociale.
Albert Einstein :
« Je méprise profondément ceux qui aiment marcher en rangs sur une musique : ce ne peut être que par erreur qu’ils ont reçu un cerveau ; une moelle épinière leur suffirait amplement »
« La folie est de toujours se comporter de la même manière et de s’attendre à un résultat différent. »
René Descartes :
« Je ne suis pas de ceux qui estiment que les larmes et la tristesse n’appartiennent qu’aux femmes, et que, pour paraître homme de cœur, on se doive contraindre à montrer toujours un visage tranquille »
Victor Hugo :
« Il faudrait faire pénétrer de toutes parts la lumière dans l’esprit du peuple : car c’est par les ténèbres qu’on le perd »
Jean Anouilh :
Jean-Paul Sartre :
Milan Kundera :
« Selon la manière dont on le présente, le passé de n'importe lequel d'entre nous peut aussi bien devenir la biographie d'un chef d'État bien-aimé que la biographie d'un criminel. »
« [...] les mouvements politiques ne reposent pas sur des attitudes rationnelles mais sur des représentations, des images, des mots, des archétypes dont l'ensemble constitue tel ou tel kitsch politique. »
Albert Brie :
« Campagne électorale : Hostilités portées sur la place publique par les partis politiques, et menées avec les armes conventionnelles du mensonge, du vol, de la haine, du préjugé, du fanatisme, de la calomnie, de la bassesse et de la canaillerie. La lutte se termine ordinairement par la victoire du parti qui a su faire le plus éclatant usage de ces vertus démocratiques. »
Anonyme :
· « Quand vous écoutez un discours politique, il faut, comme à la chasse, tenir compte du vent. »
Désastre politique libanais, en parabole
Le maître dans son allocution à l'université le lendemain affirme que la journée de la veille était réussie.
Les jeunes n'ont pas seulement perdu leur projet , ils n'ont pas seulement perdu un des leurs , ils n'ont pas seulement essuyé des blessés , ils n'ont pas seulement participé à d'infertiles confrontations causant la mort et des blessures chez les autres ,ils ont perdu la chance de développer proprement la capacité d'assumer leurs responsabilités , la possibilité d'évaluer froidement et objectivement leurs actions . Au lieu que cette expérience ne soit au moins profitable comme apprentissage, le maître en voulant sauver son image , leur a volé l'unique bénéfice potentiel de cette activité , la responsabilisation. L'ego du maître doit être moins important que la sécurité et l'avenir des jeunes.
Roula Azar Douglas
Bonne année 2007 !
Roula Azar Douglas