Article paru dans l'Orient Litteraire du 6 mars 2008

Partir… ou s’assumer

Chez nous, c’était le silence de Roula Azar
Douglas, Beyrouth, Dergham, 2007, 176 p.

Ce n’est pas un roman conventionnel
que celui de Roula
Azar Douglas, mais une vie,
réelle, concrète, authentique, qu’elle
raconte, avec des mots aussi concis
que denses. Le témoignage révèle un
talent exceptionnel d’écrivain dans
un Orient ballotté entre tradition
familiale rigide et postmodernité
de façade. On ne
peut s’arrêter aux descriptions
poignantes de
la condition de Ghada,
femme « mariée » à 19
ans, violentée par son
mari, et pourtant déterminée
à maintenir le
lien familial. Le récit incite
à des réflexions fort
actuelles sur la condition
féminine dans des
sociétés traditionnelles,
mais aussi sur d’autres
dérives actuelles dans
le mariage, le droit
des enfants à une vie
de famille, et plus généralement sur
l’amour.
Au-delà de la violence conjugale, comme
on en lit dans des livres récents, le
roman de Roula Azar Douglas pose en
termes fort simples la problématique
d’aujourd’hui d’une humanité techniquement
développée, mais sans âme,
où la structure familiale se trouve disloquée
au nom de l’amour. Ailleurs,
une autre humanité, celle de Ghada,
violentée, va apprendre péniblement à
« s’assumer ». Il y a aujourd’hui dans
des sociétés traditionnelles des mariages
sans amour, alors qu’ailleurs,
dans des sociétés libéralisées, se développent
des amours, au pluriel, sans
mariage et hors mariage.
Quel talent de romancière que celui de
Roula Azar Douglas, talent qu’elle devrait
désormais orienter encore vers la
biographie tant son récit est spontané,
concret, attentif au détail. Un témoignage
authentique qui, partout, vous
donne la sensation tangible du vécu.
Témoignage qui progresse, avec plein
de surprises, bien que la condition de
Ghada soit routinière et, du moins
dans l’avenir, prévisible, sans issue.
Le récit est par endroit si étouffant,
pire que le spleen romantique
de Baudelaire,
au point que le
lecteur a parfois envie
d’arrêter la lecture.
Mais le lecteur devient
si concerné par le sort
de Ghada, ses deux
enfants, ses hésitations
épisodiques entre
le suicide, le départ,
les diverses formes de
soumission… et la soif
d’un regard attendri et
authentique de Pierre !
Il ne s’agit pas seulement
de l’histoire d’une femme victime
de violence. Au-delà du « lourd
et pénible silence » (p. 37) pointe une
profonde spiritualité, celle plutôt de la
romancière elle-même. On l’entrevoit
à travers des interrogations poignantes
: « Où est passée ta dignité ? » (p.
11) ; « Baisse ta voix, les voisins… »
(p. 11) ; « Pleurer doucement, presque
sans bruit » ; « Tu sais que je fais
cela pour les enfants » (p. 12) ; « Elle
ne peut en aucun cas être responsable
de l’éclatement de sa famille » (p.
13) ; « Ce n’est pas une peluche ! C’est
Fanny ! » (p. 28) ; « Ils ne faut pas que
les enfants la voient dans cet état »
(p. 33)… Il y a aussi des expressions
cruelles : « Ses enfants sont des bouches
à nourrir et des factures à payer »
(p. 36)...
Je trouve admirable la capacité de discernement,
au sens de saint Ignace de
Loyola, de Roula Azar Douglas. Il y a
d’un côté la situation suivante : « Chez
nous, il n’y a jamais eu de scandale »
(p. 38) ; « Une femme de bonne famille
ne quitte pas son foyer » ; « Ne
brise pas ta famille » (p. 81) ; « Ta famille
est ta raison d’être » (p. 39) ; et
la fidélité au père de Ghada « qui vivait
dans une autre époque » (p. 71) et
le souci des enfants qui ont « le droit
d’avoir une vrai famille ». Quand on
pose à Ghada la question : « Vous êtes
sa femme ? » Roula Azar écrit : « La
jeune femme hoche affirmativement sa
tête » (pp. 117-118). Réponse par un
geste qui cache le lourd silence. André
Gide écrit à propos d’une relation qui
devait être fort affectueuse : « À force
de silence, nous avons fini par nous
entendre ! »
Toute la densité spirituelle du roman
réside, non dans une libéralisation
féminine préjudiciable à des valeurs
dites traditionnelles, ni dans une soumission
esclavagiste au contrôle des
« voisins ». Il s’agit plutôt « d’assumer
». Or « Ghada n’est pas encore
capable de s’émanciper ni de s’assumer
». Claquer la porte, partir, répondre
plus positivement au regard attendri
de Pierre…, cela ne résout pas le
problème actuel bien plus profond,
et à la limite tragique, de la stabilité
familiale, de l’amour partagé et responsable,
et du droit élémentaire des
enfants à une vie de famille.
De cet univers sans humanité, on sort
avec la certitude que « rien se sera
plus jamais comme avant. Quelque
chose a changé… Définitivement elle
a changé… Se battre pour y arriver. »

Antoine MESARRA

Paru dans Elle Oriental de Mars 2008

" Chez nous, c'était le silence" *

L’implacable combat d’une femme pour la vie, de Roula Azar Douglas

Un parfum d’une grande finesse. Et pourtant un bouquin de violences : le roman de Roula Azar Douglas n’est pas banal. Inspiré par la vie d’un couple déchiré et par la guerre, il tient en haleine le lecteur tiraillé entre souffrance et espoir. L’histoire de la guerre du Liban (1986), sans concession, Roula la raconte avec sobriété. Avec ses scènes d’atrocité, comme pour exorciser ce démon libanais. Histoire d’une femme battue par un énergumène qui cogne aveuglement, qui blesse la chair, qui humilie. Gratuitement. Histoire d’une societe. De ses tabous. D’une femme qui se cache pour pleurer. Une loi du silence qui l’enterre vivante. Un champ de ruine qui, in extremis, débouche sur la perspective de retrouver le bonheur. Un ton incisif, volontaire. A l’image de Roula Azar Douglas (journaliste à « Magazine »).

* Editions Dergham.
JL Prévost